A la demande de Philippe Castellano, quelques souvenirs de plongée avec l’archéologue Jean-Pierre Joncheray, à paraître dans sa biographie.

DANS LES EPAVES DE PROVENCE – ANNEES 80…

L’épave, retournée, ressemble à une énorme cage thoracique ; celle d’un cachalot. Il n’en reste que les membrures métalliques régulières, les lattes de bois ont été dissoutes. Nous avons atterri sur la quille du colosse endormi, après une descente de 40 mètres dans les eaux un peu glauques de la baie de Fréjus. Jean-Pierre Joncheray nous fait signe. Descendre encore. Avec son large masque et le vieux détendeur à tuyaux annelé dont il ne veut pas se séparer, il ressemble à un vieux plongeur (ce qu’il est après tout…). Vieux mais bien conservé : en deux coups de palmes, il est au ras du sable et s’insinue dans une déchirure de la coque. Son vêtement étanche lacéré témoigne, s’il en était besoin, de sa passion pour ce sport très spécial : l’exploration des ferrailles. Ainsi appelle-t-on les épaves “modernes” dont il est un des meilleurs spécialistes. Nous entrons à notre tour. C’est grandiose. Les bulles sont tamisées par la coque régulièrement ajourée qui nous enferme tout en laissant passer la lumière bleue, crépusculaire. une poussière de rouille s’élève par endroits et incite à la prudence : sous ce bateau retourné nous sommes comme des mouches sous une passoire à thé. Un peu partout traînent des balles de fusil d’assaut. Voilà tout ce qui reste du BYMS 2022, un dragueur de mine britannique, sister ship de la fameuse Calypso du Commandant Cousteau et qui sauta le jour même du débarquement allié en Provence.

L’ENCRIER DU DRAGUEUR

Sans fil d’Ariane, Jean-Pierre se faufile entre des tuyaux et des carcasses tordues. Soudain, d’un doigt précis, il nous désigne des caisses empilées, et soudées par l’oxydation. L’une d’entre elles pourtant, se laisse entrouvrir et révèle son contenu de balles traçantes au phosphore. Prudence, même après un si long séjour sous l’eau, elles peuvent très bien éclater. Quel beau feu d’artifice cela ferait ! Pendant que nos flashes inoffensifs illuminent la carcasse, Jean-Pierre disparaît dans un nuage de sédiments. Il s’adonne à son vice : il fouille ! Seul le couinement du détendeur archaïque nous rassure sur son état de santé. Au palier, Jean-Pierre nous montre ses trouvailles : une petit cuillère convulsée, une tasse en verre blanc (il en a déjà remonté tout un service) et, plus émouvant, un encrier “Stephens”, au fond duquel stagne encore un dépôt noir d’encre de Chine. Quels messages de victoire aurait écrit cette encre figée à jamais ? Certaines fois, le butin est constitué de casques anglais, ou d’une mitrailleuse lourde….

PENICHES DE DEBARQUEMENT ET OBUS

Nous avons entrepris de retrouver les épaves du débarquement d’Août 44. Tous ces bateaux, tous ces avions qui dans la grande loterie de la guerre ont tiré le mauvais numéro. Plus de quarante ans après, des tâches de gasoil qui remontent du fond, étalent leurs couleurs d’arc en ciel. Au large du Dramont, de Cavalaire, de Fréjus, Saint-Raphaël ou Anthéor, le fond des mers témoigne… Ainsi, tout près des écueils de la plage du Framont git un LST 282, énorme péniche de débarquement. Il n’en reste aujourd’hui que l’imposant moteur. Pourtant nous y dénicherons des lambeaux de treillis de combat américain et même des Ray Ban ayant peut-être appartenu à un soldat. Au large d’Anthéor reposent par trente mètres de fond, deux péniches belges qui avaient été réquisitionnées par les Allemands pour transporter des obus destinés aux fortifications de la côte. Elles coulèrent en quelques minutes, mortellement touchées par deux torpilles tirées par un sous-marin anglais. Les obus sont toujours au fond. A l’aide d’un ballon, nous en remontons un, dans sa gangue rose et mauve, du plus bel effet. Mais Joncheray n’est pas un poète et de surcroît passé maître dans le déshabillage des reliques : il tape comme un sourd avec son couteau. L’obus apparaît bientôt intact, noir et lisse. Et de l’ogive avant sort un chapelet de bulles de gaz qui ne tarit pas ! Précipitamment, nous libérons l’engin de mort, qui coule à pic. A chaque seconde, nous nous attendons à l’explosion qui crèverait nos tympans…. Rien. Au pire aurons-nous, par ce bombardement aquatique, écrabouillé une holothurie, mais au moins nous n’avons pas déclenché une guerre nucléaire. C’est égal, même Jean-Pierre avouera plus tard avoir eu peur. Ce n’est pas peu dire.

A LA RECHERCHE DU STUKA PERDU

Aujourd’hui, c’est une véritable expédition : nous allons chercher l’épave d’un avion, au large du cap Camarat. Beaucoup d’heures de navigation en perspective… Arrivés sur les lieux, le sondeur branché commence à griffer le papier. Joncheray consulte un cahier d’enseignures, rond à force d’être rempli de griffonnages. De quoi rendre plus d’un chasseur d’épaves jaloux. Le fond est à soixante dix mètres. Un avion, ce n’est pas gros et une brume légère estompe la côte… Le plomb…. envoie le plomb ! crie soudain Joncheray, l’oeil au sondeur. Je jette aussitôt le lest relié à un bloc de polystyrène… Nous ancrons. Descente interminable le long du fil guide, dans une eau qui noircit. Le fond apparaît soudain à moins 56m. Des roches, plantées d’énormes gorgones pourpres et qui regorgent de poissons argentés. A cause du temps couvert, il fait presque noir mais, peu à peu, l’oeil s’habitue. Trouver un avion ; allons donc… Mes pensées sont légèrement confuses : l’ivresse me gagne. Soudain, il est là. Intact, posé en bordure d’un petit tombant et comme prêt à décoller. Un Stuka de la Luftwaffe comme en témoignent ses ailes caractéristiques. Un avion qui sera renfloué, des années plus tard mais nous le savions pas encore. Une grande partie des instruments subsiste, notamment, l’alidade de visée qui révèlera après nettoyage la mention du constructeur : Carl Zeiss Jena, Wien… Pendant l’interminable palier de décompression, nous expertisons un morceau de tuyère arraché à l’épave. Peut-être la cause du crash : une soupape est rafistolée avec du fil de fer !

TYMPAN CREVE !

C’est la DCA allemande qui descendit la forteresse volante américaine, un Consolited Liberator B24 G, dont les restes reposent au pied de l’Esterel, à quarante mètres de profondeur. Au milieu d’un désert de sable, la cabine est un oasis de vie. Quelques gros chapons rouges et épineux viennent aux nouvelles. Partout de longues balles de mitrailleuses 12,7mm s’étalent, encore dans leurs chargeurs en bandes. Plus émouvant, le parachute dont les suspentes emmêlées doivent mener aux restes du pilote, prisonnier pour toujours de sa forteresse. Des spongiaires soufrées ont colonisé les commandes éclatées et le tableau de bord : sur les pires conflits humains, la mer passe toujours l’éponge. Avec un flegme presque britannique, Jean-Pierre pense qu’il est bon de nous signaler qu’il vient de crever son tympan droit ! Pas d’erreur de plongée mais simplement une fragilisation due à ses descentes journalières, souvent très profondes et en toutes saisons. Malgré la douleur, sans doute vive, il fouille… Et gratte encore, malgré nos avertissements réitérés ! Il m’avouera plus tard qu’il était inutile de remonter avant la fin de son autonomie dans la mesure ou le mal était déjà fait. Et c’est presque en syncope, ayant perdu tout sens de l’orientation que je l’aiderais à remonter et terminer ses paliers. Il était prévu que j’enchaîne sur une exploration en pointe de la grotte de la Mescla, dans les gorges du Var, sur les hauteurs de Nice. Et j’avais promis à Jean Pierre une plongée d’initiation dans le fameux siphon à cette occasion. Las, sa rupture de tympan le clouait au sol et ce baptême serait reporté. Il nous accompagnera pourtant courageusement au « camp de base », en plein hiver, accompagné de son ami Philippe Castellano, la fesse trouée comme une cible de fléchettes par les auto-injections…

LA BOUTEILLE A LA MER

Nous venons d’achever une plongée profonde sur l’épave d’un certain avion, au large de St Tropez… La mer calme reflète le soleil orangé de l’hiver. Je suis sur le bateau d’un archéologue, trop célèbre pour être cité, qui vient de terminer une canette de bière au goulot. Considérant avec un rien de compassion la bouteille vide, verte comme une émeraude, voilà qu’à ma grande surprise, l’illustre chercheur la jette par dessus bord ! La bouteille à la mer dodeline un instant dans le clapot, bois la tasse et coule par le fond, lâchant quelques bulles posthumes, rondes comme mes yeux. Mais enfin, tu pollues la mer ? Dis-je, estomaqué. Pour un archéologue… – Très cher, répond alors Jean Pierre Joncheray (car c’était lui), je ne pollue pas : j’ensemence. Pour les générations futures… d’archéologues sous-marin, justement ! Sa réponse me laisse séché sur place. Mais, en y réfléchissant… Car finalement, que sont les amphores, les «cruches» comme on les appellent à Marseille ? Des cruches, justement ! Des bouteilles. Des emballages non recyclables venus des temps anciens. Et l’idée qu’on soit passible des tribunaux, des jeux du cirque même, pour avoir collecté des amphores non consignées au fond de la mer ferait sans doute beaucoup rire les négociants de Rome la décadente… Cette bouteille de bière confiée à la mer constituera-elle l’amphore du 4ème millénaire ? Quand finit la pollution des fonds marins et où commence l’archéologie sous-marine ? Car c’est un fait que les fonds jonchés de bouteilles, de pneus et de débris divers font parfois la joie des photographes sous-marins tant ils sont colonisés rapidement. La réaction de l’archéologue m’a en tout cas montré une chose : ce n’est pas l’objet qui fascine, mais l’enquête qu’il suscite. Chez tout archéologue est un flic qui sommeille… Il me vient d’ailleurs parfois l’idée de poser des colles à d’hypothétiques chercheurs du futur. Quelles énigmes géologiques insolubles susciterait la découverte d’une géode d’améthyste récoltée au Brésil et abandonnée sous l’eau dans la craie de Normandie ? Il en va de même des épaves : doit-on parler de bienfait où de pollution ? Ces tas de ferraille qui rouillent au fond des eaux sont-ils bien «écologiques» ? La fascination des épaves ne révèle-t-elle pas d’ailleurs une préoccupation un peu mortifère ? Et comment faire la différence entre une épave vénérable, trésor historique, un récif artificiel, ou un pétrolier malchanceux qui pisse son brut par tous les trous ? Question de temps ? Le temps qui efface tout, dit-on, mais qui surtout valorise, thésaurise… «Je ne tagge pas, Monsieur, je dessine le Lascaux du futur»… Après tout, les artistes qui ont décoré les parois de la grotte Cosquer pourraient tout aussi bien être considérés comme de vulgaires taggeurs. Alors, comment en vouloir aujourd’hui à ceux qui gravent leur nom au couteau ou dessinent des graffiti jusque dans les galeries noyées des siphons les plus connus comme à la Douix de Chatilllon par exemple ? Bref, tout est question de point de vue et d’échelle de temps. Qui tranchera ?

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